Dissonance

 

 

Le plus mauvais souvenir de sa carrière ? Jean-Pierre s'autorisa quelques secondes de silence et une gorgée de whisky avant de répondre au journaliste. On s'intéressait volontiers à ses réussites, ses albums fétiches, il avait tellement discouru à ce propos que les phrases venaient d'elles-mêmes, animées d'une vie propre, indépendante, insufflée par la répétition des entretiens avec la presse spécialisée ; en revanche, cet intérêt inattendu pour les zones d'ombre de son parcours l'obligeait à réfléchir, non pas pour choisir quel épisode relater, car celui-ci s'imposait de lui-même, mais plutôt pour discerner, avec le recul, si le caractère catastrophique du ressenti immédiat ne devait pas être corrigé par les formidables retombée que l'expérience avait permises à long terme...

 

 

 

À l'époque, il était encore très jeune et chaque occasion de jouer devant un public représentait un événement en soi ; en l'occurrence, il avait accepté à la dernière minute un piano-bar accompagné d'un de ses amis à la contrebasse. Quinze à vingt personnes étaient assises autour des quelques tables de la pièce, un verre de sangria à la main, les gens conversaient en écoutant par bribes, l'ambiance générale était plutôt sympathique mais la soirée manquait un peu de pétillant. Au bout d'une heure, il avait décidé de proposer au contrebassiste une de ces improvisations dont ils avaient le secret, espérant ainsi stimuler davantage leur auditoire.

 

 

 

Un échange de regard accompagné de deux ou trois mouvements de tête avaient suffi pour que les deux musiciens, habitués à répéter ensemble depuis leur adolescence, s'entendent sur la mélodie de départ, une suite de six accords aux sonorités jazz qu'ils avaient exploitée à maintes reprises. L'ami avait donné le tempo, légèrement plus rapide que d'ordinaire. L'enchaînement devait être le même qu'à chaque session : le plan de base en boucle pendant une minute ou deux, pour en imprégner l'air, puis solo de piano, de durée variable en fonction de l'inspiration de Jean-Pierre, solo de contrebasse et final à l'unisson.

 

 

 

L'idée avait semblé plaire. Un client s'était même levé et tapait du pied en rythme. Grisé, Jean-Pierre avait jugé le moment idéal pour commencer son solo, mais c'est là que l'horreur lui était tombée dessus sans crier gare... La première partie de la mélodie était construite sur un accord de septième mineure. Or, en dépit du bon sens et de l'expérience que le pianiste avait acquise sur ce plan au fil des mois, il avait démarré son phrasé en septième majeure. Il avait fallu quelques secondes pour que la dissonance impacte son cerveau et s'y répande comme un venin mortel. Médusé, Jean-Pierre s'était arrêté net, avait pris la mesure de son erreur, du poids des regards sur sa nuque, du silence de plomb qui venait de s'abattre comme une masse sur la salle, de l'air mi intrigué, mi inquiet de son ami ; il s'était levé d'un bond, avait traversé la pièce en courant, les yeux rivés au sol, et avait pleuré à chaudes larmes dehors, sous la pluie. Le contrebassiste avait eu beau déployer des trésors d'imagination et se révéler d'une patience infinie pour l'aider à relativiser, l'inciter à poursuivre le concert, son ego venait d'être marqué au fer rouge du sceau de l'opprobre et il se voyait condamné à fuir ce bar, cette ville, la France entière jusqu'à la fin de ses jours.

 

 

 

Aujourd'hui encore, il ne savait toujours pas expliquer cet incongru dérapage ; pourquoi, à ce moment précis, s'était-il déconnecté de la réalité pour s'abîmer dans une dimension parallèle, celle dans laquelle leur suite d'accords préférée avait toujours, d'une manière palpable, évidente, débuté sur une septième majeure ? L'incident l'avait tellement traumatisé que, couvert de honte, il n'avait plus touché à un piano pendant six mois, avant que la pression de son entourage ne le décide à pratiquer de nouveau sa passion pour la musique.

 

 

 

Il avait alors remarqué un fait étrange. Paradoxalement, cet accident avait dénoué quelque chose en lui, il se sentait incroyablement libre, se plaisait à expérimenter les idées les plus osées sans craindre le jugement de ses pairs. Comme si vivre l'ultime cauchemar du musicien l'avait affranchi des codes imposés par la profession, lui permettant de rechercher son style personnel, découvrir cette marque inimitable qui devait, trois ans plus tard, séduire un grand producteur parisien et le porter aux nues. C'est aussi à cette période qu'il avait adopté son fameux pseudonyme d'artiste, Chris B. King, qui sonnait quand même bien plus bluesy que Jean-Pierre Leclair !

 

 

 

Oui, à l'ère du formatage de la musique, de sa transformation en matière commerciale à élaguer de toute part pour la rendre conforme au moule industriel, ce souvenir valait la peine d'être transmis. Jean-Pierre recentra son regard sur le journaliste et, un franc sourire illuminant les rides de son visage, s'apprêta à prendre la parole.

 

FIN. Tous droits réservés.

 

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