Lune

Lune a été sélectionnée pour le concours de nouvelles de l'été 2015 sur MonBestSeller (15 auteurs retenus pour 108 participants). Composition du jury : Emmanuelle Allibert, Olivia Phélip, Christophe Lucius. "Dans un esprit extrêmement construit, Lune de Aymeric LMG montre l’importance du style dans un texte. Sur un sujet plutôt complexe, de science-fiction ou transgenre, le caractère onirique de ce texte séduit par la prose, et nous invite au voyage." Pour lire le recueil, cliquez ici !


 

Longtemps, je me suis couché de bonne heure... C'était même devenu ma règle d'or ; il a été scientifiquement prouvé que le manque de sommeil, surtout s'il devient chronique, diminue les performances intellectuelles. La plupart des jeunes gens s'étourdissent dans d'interminables soirées, l'alcool, la drogue, que sais-je encore ; je me suis toujours astreint à me tenir en dehors de cela. Bien sûr, comme tout le monde, j'aime savourer une bière en terrasse avec un ami, mais la vie est trop courte, trop précieuse, pour la laisser se déliter en occupations oiseuses qui finissent par envahir l'existence au point d'en devenir la seule source de satisfaction – une satisfaction bien ridicule, puisqu'elle ne repose que sur des instants sans but. Comment croyez-vous que j'aie pu obtenir la meilleure place au concours d'entrée en médecine ? Obtenir les félicitations du jury au moment de présenter ma thèse ? Voir mon nom figurer au sommet de la pyramide des admis ne valait-il pas tous les sacrifices ?

 

Alors oui, à quarante-trois ans, je suis toujours célibataire. Mais le premier homme marié venu ne dirige pas le service des urgences d'un hôpital parisien. La vie n'est qu'une question de choix, et j'ai toujours posé les miens avec détermination, sans jamais regarder en arrière. Un parcours parfait, solide, sans tâche...Enfin, jusqu'à il y a deux mois. Jusqu'à ce qu'elle s'invite dans mon quotidien sans crier gare.

 

Ce soir là, sans que je sache pourquoi, je n'arrivais pas à m'endormir. L'écran digital de mon radio-réveil indiquait 00h49, je me retournais sans cesse dans mon lit et une sensation très désagréable m'étreignait les entrailles. J'étouffais presque, au point de devoir ouvrir la fenêtre pour me rafraîchir sous la caresse de l'air. Les insomnies étaient théoriquement rares pour moi, je crois même que c'était la première fois que ça durait autant, et une vague d'angoisse montait, sourde, lentement mais inexorablement. La panique aurait sûrement fini par me submerger si elle n'était pas entrée.

 

Elle est arrivée naturellement, dans un bruissement d'ailes. Les premières secondes, j'ai cru à une hallucination, mais après m'être redressé dans le lit et avoir cligné plusieurs fois des yeux, j'ai dû admettre qu'elle était bien réelle. La première pensée qui m'est venue à l'esprit a été pour sa beauté ; elle semblait âgée d'une vingtaine d'années et portait une longue robe bustier argentée ; ses cheveux noirs comme l'ébène ruisselaient sur ses épaules à nu, encadrant un visage aux traits délicats et à la peau blanche comme du lait. Elle souriait, m'enveloppant de son regard profond comme la nuit.

 

Dès que je l'ai vue, je l'ai aimée.

 

Elle s'est approchée, m'a expliqué, de sa voix cristalline, qu'elle s'appelait Lune et que sa mère lui demandait de visiter les âmes tourmentées. J'ai voulu me lever pour la saluer, mais elle a pris peur et s'est enfuie par la fenêtre. J'ai aussitôt regretté mon geste, l'ai rappelée, en vain.

 

Le lendemain, j'ai repris mon travail comme d'habitude, mais un sentiment un peu vague m'étreignait le cœur. Il ne pouvait s'agir que d'un rêve, évidemment ; on a tous fait l'expérience d'un songe qui nous poursuit pendant quelques jours, sans qu'on sache trop expliquer pourquoi, souvent parce qu'il effleure des fantasmes profondément enfouis ou met en scène quelqu'un de notre entourage ; mais du souvenir de celui-ci émanait un parfum inhabituel, entêtant. La silhouette de Lune s'était imprimée dans mon esprit d'une manière anormalement nette. Et puis, en quoi étais-je une âme tourmentée ? À plusieurs reprises, après avoir examiné un patient, je réalisais que je rêvassais devant l'ordinateur depuis quelques minutes, mon observation à moitié rédigée...

 

Les soirs qui ont suivi, je me suis surpris à ouvrir la fenêtre au moment de me coucher, en réponse à une idée un peu magique, comme si ça pouvait permettre à Lune de revenir ; ce qui ne m'empêchait pas de concevoir le caractère parfaitement ridicule de ce rituel. En tous cas, depuis la fameuse nuit où elle avait émergé des tréfonds de mon inconscient, je désespérais de longues heures en contemplant le plafond avant de parvenir à m'endormir, j'avais même prévu de m'imprimer une ordonnance de somnifères si la situation ne revenait pas rapidement à la normale.

 

Je n'y croyais raisonnablement pas, et pourtant, elle est revenue... Je me souviens très clairement de ce que je me suis dit en remarquant une nouvelle fois sa présence, je ne trouvais pas le sommeil, comme c'était en train de devenir l'habitude, et elle se tenait debout devant la fenêtre : « Tu es trop belle pour que je t'aie inventée ». Je ne voulais pas qu'elle s'envole aussi brutalement que l'autre fois, je suis donc resté parfaitement immobile, mes yeux plongés dans les siens. Elle s'est approchée et s'est assise au bord du lit. Elle était vêtue d'une robe du même éclat opalin que la dernière fois, mais plus courte, style cocktail, et ne portait pas de chaussures. Ses jambes, sensuellement croisées, baignées par la lumière de la ville, aimantaient mon regard et éveillaient un inavouable désir – dont le drap masquait, heureusement, les effets. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés ainsi à nous dévisager. Elle a finalement pris la parole, non sans une certaine timidité :

 

-Mon cœur est troublé.

 

Le mien battait la chamade. Il m'a semblé que toute réponse serait ridicule, j'ai donc décidé de me taire.

 

-Je ressens comme un lien entre nous, a-t-elle poursuivi. Je désire l'honorer, même si ma mère me l'interdit.

 

Je n'étais pas bien sûr de comprendre ce qu'elle entendait par « honorer ». Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle a ajouté :

 

-Si je m'offre à vous, nous ne pourrons jamais nous revoir, vous devrez faire l'effort de m'oublier. Il faut me le promettre.

 

Pour appuyer sa demande, elle s'est penchée vers moi, sans cesser de me fixer du regard. L'angle de vue qu'elle m'a ainsi offert sur son décolleté m'a permis d'admirer furtivement le galbe immaculé de son sein gauche. L'envie d'elle jaillissait comme une source incontrôlable, se répandait dans mes entrailles en pulsant d'une énergie brûlante.

 

-Promettez-le, a-t-elle insisté, le front plissé.

 

J'ai acquiescé d'un hochement de tête, incapable de prononcer le moindre mot. En vérité, il n'était plus maintenant question d'avenir, de serments, ni même de sentiments, seul comptait le désir brut, total, qui diffusait dans chaque parcelle de mon être et m'enivrait, comme animé d'une volonté propre, sans aucun contrôle de ma part. Lune s'est levée et a laissé glisser sa robe au sol. Elle était entièrement nue, ses yeux brillaient d'un éclat nouveau, à la fois intense et légèrement intimidé. Je ne saurais décrire la perfection des courbes de son corps, j'étais tétanisé, subjugué, la voir ainsi m'avait ôté toute raison. Elle s'est approchée lentement, s'est penchée sur moi et m'a embrassé, d'abord doucement, puis avec une fougue insoupçonnée, en se glissant sous les draps. Nous nous sommes enlacés, elle m'a ensorcelé par son odeur subtile, ses caresses, plus rien n'existait sinon son corps somptueux offert à ma passion, le tressautement onctueux de ses seins blancs, son ventre aux courbes voluptueuses et mouvantes, ses cuisses effilées qui enserraient ma taille, mes mains cramponnées à la peau veloutée de ses hanches, son visage aux traits encore imprégnés de la candeur de la jeunesse, ses petits gémissements de plaisir, la montée de la jouissance, si puissante, pure, absolue, point d'aboutissement de toutes mes espérances, mais aussi la pleine conscience que cette chance insolente d'avoir désormais pu goûter, le temps de quelques précieuses minutes, les charmes d'une femme-ange aussi délicieuse, allait me coûter la vie que je m'étais donné tant de mal à construire, tant j'ai su, dès le début, que je n'allais jamais pouvoir tenir cette promesse de l'effacer de mes pensées.

 

FIN. Tous droits réservés.

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