LEITMOTIVS

Un musicien expérimenté est contacté pour un projet peu commun...


 

LEITMOTIVS

 

 

 

Aymeric Le Monnier de Gouville

 

 

 

Chapitre I

 

 

 

Jeudi 7 juin 1990

 

 

 

Pierre souleva doucement son verre et le porta à ses lèvres. La bière, une blonde de premier choix, coula le long de son oesophage en diffusant sa fraîcheur amère. La première gorgée était toujours la meilleure, quand ce goût subtil, indéfinissable, se rappelait instantanément à la mémoire, avec ses multiples nuances et son arrière goût de détente, de fête.

 

-Alors, tu le vis comment ?

 

Pierre dévisagea Stéphane, son jeune frère, qui venait de lui adresser la parole d'un ton dans lequel on discernait une pointe d'inquiétude, impression renforcée par le plissement de ses paupières et la légère déformation de son nez aquilin. Vêtu d'une chemise bleue à carreaux, les cheveux châtain clairs coiffés à la perfection, rasé de près, il avait maintenant l'apparence d'un homme stable et mature, le juriste qu'il serait bientôt une fois qu'il aurait soutenu sa thèse. En comparaison, et bien qu'il soit plus âgé de deux ans, Pierre, avec ses t-shirts délavés et ses jeans troués, semblait encore tout entier ancré dans la vie étudiante. Il haussa les épaules :

 

-Qu'est-ce qu tu veux que je te dise... Évidemment, je suis déçu, mais ça ira, ce n'est pas la première fois...

 

-Oui, mais tu n'étais jamais allé aussi loin.

 

-Je sais.

 

Aucun des deux n'avait eu besoin de nommer le sujet de la conversation ; le groupe de hard rock dans lequel Pierre s'était investi corps et âme ces cinq dernières années, Dust of Lost Ages, venait de se dissoudre. Deux albums, deux tournées dont une internationale, l'avenir aurait pu paraître prometteur pour les quatre musiciens, mais, à cause d'ennuis abscons, leur maison de disque avait fait faillite. Démotivés, le chanteur-guitariste et le bassiste avaient alors définitivement abandonné le projet. Retour à case départ.

 

-Tu comptes faire quoi maintenant ? insista Stéphane. Tu as des perspectives ?

 

-Pas pour le moment, concéda Pierre après une nouvelle gorgée.

 

Ils gardèrent le silence quelques secondes.

 

-Et toi, demanda Pierre, ça va ?

 

Stéphane acquiesça avec un sourire sincère. Pierre aurait été surpris du contraire ; l'épanouissement de son cadet, fierté de la famille, bientôt notaire, bientôt marié, se lisait dans le regard qu'il portait sur le monde depuis quelques temps. Malgré le contraste entre leurs deux situations, Pierre ne ressentait aucune jalousie ; il était simplement heureux pour son frère, satisfait qu'il ait trouvé une voie qui semblait lui convenir. De son côté, Pierre avait vécu d'inoubliables instants qu'il n'aurait jamais échangés contre une vie bien rangée comme celle de Stéphane : le souvenirs de ses voyages, de l'ambiance des nombreuses villes qu'il avait traversées, des nuits dans le camion avec les autres musiciens, des concerts devant plusieurs centaines de personnes, de rencontres avec plusieurs pointures du milieu suffisaient à le rassurer quand à l'intérêt de sa propre existence, qu'il avait toujours voulue unique, décalée.

 

Stéphane et Pierre, malgré leurs nombreuses différences, tant au niveau du caractère que des centres d'intérêt ou de la conception de la vie, entretenaient une affection fraternelle saine et franche. Entraînés dans le tourbillon de leurs activités, ils pouvaient parfois rester plusieurs mois sans vraiment se donner de nouvelles, puis l'un d'eux prenait l'initiative de proposer un verre ou un dîner, et ils se confiaient comme s'ils s'étaient quittés la veille. Souvent, ces retrouvailles marquaient le début d'une petite succession de soirées passées ensemble, seuls ou avec d'autres, puis les rencontres s'espaçaient progressivement sur quelques semaines et un nouveau cycle reprenait. Cette fois-ci, c'était Stéphane, en apprenant la fin de Dust of Lost Ages, qui avait invité son aîné dans un de ces petits bars intimistes qu'on trouvait encore dans certains quartiers de Paris, à l'écart des arrondissements les plus touristiques.

 

-Maintenant que tu en es là, tu ne regrettes pas un peu d'avoir laissé tomber Anne-Marie ?

 

Stéphane avait posé la question un peu brutalement, après un autre temps de silence. Anne-Marie avait été la petite amie de Pierre pendant six ans. Il avait mis fin à leur couple deux ans plus tôt, taraudé par un besoin d'indépendance suscité par la première tournée de son groupe ; à l'époque, évidemment, il n'imaginait pas qu'après avoir franchi un tel cap, la formation puisse s'arrêter un jour. D'après les nouvelles qu’Anne-Marie lui donnait de temps en temps, elle avait retrouvé quelqu'un et paraissait heureuse, elle aussi. Pour sa part, Pierre avait enchaîné quelques relations sans lendemain au fil de ses voyages.

 

Il ne répondit pas tout de suite. Oui, il devait l'admettre, il ressentait maintenant une petite pointe de regrets. Anne-Marie l'avait vraiment aimé, et même s'il n'avait jamais été pleinement convaincu de la pérennité de leur couple, avec ses absences répétées, il aurait peut-être pu s'accrocher davantage, d'autant plus qu'elle avait toujours été, avec ses manières élégantes, ses longs cheveux blonds et son sourire chaleureux, une plutôt belle femme. Il l'avait plongée dans le désespoir en la quittant, même s'il s'était montré plus distant les mois précédant leur rupture. Quoi qu'il en soit, il était maintenant trop tard pour revenir en arrière.

 

-J'essaie de ne pas trop y penser. Ce qui est fait est fait, voilà. A l'époque, j'en avais besoin.

 

-Oui, je comprends.

 

-Vraiment ?

 

-Quoi, vraiment ?

 

Quand il était intrigué ou contrarié, Stéphane plissait son front qui devenait aussi ridé que la peau d'une grand-mère.

 

-Tu comprends vraiment ?

 

-Eh bien, oui ! Enfin, je crois ! Pourquoi ?

 

Pierre se laissa retomber en arrière.

 

-Pour rien. Mais sur le coup, tu m'avais vraiment critiqué.

 

-Je continue de penser que tu as fait une erreur, si c'est ça que tu veux savoir, mais je te connais suffisamment bien pour savoir que nos priorités ne sont pas les mêmes. Partant du principe que c'est de toi qu'il s'agit, oui, sincèrement, je crois que je comprends.

 

Pierre sourit :

 

-Content de te l'entendre dire !

 

-Parfois, j'ai vraiment l'impression que tu... Enfin, je ne sais pas, je ne suis quand même pas si borné que ça, si ?

 

-Non, effectivement, pas toi.

 

-Et les parents ?

 

Pierre hésita un bref instant :

 

-Bof. On va dire qu'ils progressent.

 

-On aurait pu tomber sur pire !

 

-Oui, ça, c'est clair.

 

-Globalement, ils t'ont quand même bien soutenus. Je connais d'autres familles où on t'aurait coupé les vivres au moment où tu as abandonné tes études de psycho.

 

-Certes ! Tu enfonces une porte ouverte, Steph, je suis d'accord avec toi !

 

Nouveau temps de pause pendant lequel ils burent plusieurs gorgées.

 

-Enfin bref, reprit Stéphane, il ne faut pas que tu restes sans projets d'avenir, sinon tu vas déprimer. Tu comptes remonter un groupe ?

 

-De toutes façons, je ne peux pas rester sans jouer ! Je ferai de la musique, d'une manière ou d'une autre !

 

Ils conversèrent deux bonnes heures. Pierre, intarissable dès qu'il s'agissait de musique, s'étendit en souvenirs et anecdotes. Au fil de la discussion, des questions que Stéphane lui posait, des sujets abordés, il se sentit envahi par une mélancolie insidieuse, déjà présente en filigrane depuis plusieurs jours, mais qui n'attendait que d'être conceptualisée, formulée, pour se manifester clairement. Stéphane n'était pas animé de mauvaises intentions, il cherchait simplement à apporter son soutien, aider son frère à mettre des mots sur l'épreuve qu'il traversait, mais cela lui faisait prendre pleinement conscience que, oui, tristement oui, il avait perdu tout ce à quoi il tenait et devait reprendre à zéro sur tous les plans.

 

Pierre vivait à Ivry sur Seine, dans la banlieue de Paris, où il louait un petit appartement deux-pièces au troisième étage d'une résidence. Pour en regagner l'immeuble, il empruntait la ligne 7 du métro jusqu'au terminus puis marchait une dizaine de minutes, et quand il sortait, quelle que soit sa destination, il lui fallait prévoir au moins trois quart d'heures de trajet dans les transports en commun. En emménageant en région parisienne, une dizaine d'années plus tôt, il s'était vite rendu compte que tout y était plus long qu'ailleurs ; c'était à ce prix qu'on payait le privilège d'habiter à l'épicentre de la vie culturelle française. Bien évidemment, s'il avait pu, Pierre aurait préféré loger à Paris même, mais à cause des loyers exorbitants, il s'était raisonné. La population d'Ivry était constituée en part importante d'immigrés souvent pauvres et il en résultait un sentiment d'insécurité permanent, vague, mais tenace, au point qu'on se sentait parfois étranger sur son propre sol ; comme Pierre était un homme bien bâti, il n'avait jamais eu de vrai problème jusqu'ici.

 

Le train souterrain le déposait au niveau d'un petit centre commercial auquel il achetait, une ou deux fois par semaines, ses courses alimentaires. Il se nourrissait mal, il le savait, beaucoup de céréales et de charcuterie, mais depuis sa rupture avec Anne-Marie, il avait repris ses mauvaises habitudes de célibataire. Il traînait ensuite ses sacs le long d'une route ascendante bordée de bâtiment aux murs ictériques, passait devant un bar d'habitués et tournait à droite. Malgré les efforts entrepris par la municipalité pour maintenir quelques espaces verts, la ville paraissait terne, sale, mal entretenue. Sa résidence se trouvait un peu plus loin, près d'une caserne de gendarmerie.

 

Son synthétiseur trônait comme un trophée dans le salon, posé sur un pied en forme de x contre le mur jouxtant la chambre, recouvert d'une bâche en mousseline destinée à le protéger de la poussière. Après avoir longtemps économisé, Pierre s'était offert quelques mois plus tôt le dernier-né de la marque japonaise Korg, le M1, un bijou de technologie auquel on avait donné le nom de workstation. Plus qu'un simple instrument, le M1 permettait d'enregistrer et mixer jusqu'à huit pistes superposées, permettant ainsi de réaliser facilement ses propres maquettes. Les sons, en combinant l'échantillonnage et la synthèse numérique, se révélaient très réalistes, et ce clavier était devenu le Graal de toute une génération de musicien. Pierre avait à peine commencé à en apprécier les multiples fonctionnalités avec Dust of Lost Ages...

 

Il retira la toile et effleura les touches. Quel gâchis ! Maintenant qu'il disposait du synthétiseur parfait pour exploiter en profondeur ses idées musicales, son groupe se disloquait ! Il s'assit sur son canapé et se massa les yeux quelques instants. Le reste de la pièce n'était occupé que par une petite table en bois carrée avec deux chaises et une commode contenant sa collection de cassettes et de disques, sur laquelle était posée sa platine vinyle et la chaîne hi-fi que ses parents lui avaient offert pour Noël. La cuisine était cachée derrière un renfoncement sur la gauche. Aux murs, des posters des artistes qui l'inspiraient, Led Zeppelin, Deep Purple, Pink Floyd, avec dans la chambre, au dessus du lit, une grande affiche de Barcay James Harvest, qu'il considérait comme son groupe préféré.

 

Il demeura quelques minutes perdu dans ses pensées, à contempler distraitement les différents composants du M1, les boutons sur la façade rectangulaire, l'écran central, la molette d'expression à gauche, et bien évidemment, les notes blanches et noires. Le clavier en comptait 61, soit deux octaves de moins que sur un piano acoustique. Pendant son enfance, Pierre avait étudié cinq ans la musique classique avant de se passionner pour le rock. Il avait acheté son premier synthétiseur, un Roland d'entrée de gamme, à un de ses cousins qui s'en séparait, vers quinze ans. Que de chemin parcouru depuis ! Il se souvenait encore de son plus vieux concert, dans un bar miteux, devant une dizaine d'amis alcoolisés. La composition de certains morceaux était encore inachevée, le chant avait sonné faux du début à la fin, mais c'est ce soir là que Pierre avait décidé de consacrer sa vie à la musique ; son être entier en vibrait, il ne s'était pas agi d'un choix mais d'une évidence imposée, un de ces mouvements intérieurs, impliquant à la fois le cœur et l'esprit, qui transforment durablement une personne. Ce premier groupe avait rapidement été remplacé par un autre, plus mature, dont la particularité avait été la présence d'une femme en tant que chanteuse ; ils avaient eu leur heure de gloire au niveau local, avec l'enregistrement d'une cassette que les fans copiaient et se passaient de main en main, mais le projet avait cessé suite à des complications relationnelles entre ladite chanteuse et le guitariste. C'est alors que Pierre avait intégré Dust of Lost Ages, une toute nouvelle formation de hard rock en recherche d'un clavier.

 

Leur ascension avait été progressive, mais constante. Ils répétaient dans un hangar prêté par le père du batteur. Au bout de six mois, en connectant une vieille table de mixage à un magnétophone, ils avaient réalisé eux-même une première maquette de trente minute. Grâce à un ami du guitariste qui travaillait comme ingénieur du son, ils s'étaient retrouvés en première partie d'un artiste renommé et avaient distribué leurs cassettes. Leurs morceaux étaient assez simples, mais efficaces, et le timbre chaud et puissant de leur chanteur avait convaincu. Un producteur les avait contactés peu après, le rêve devenait réalité...

 

Pierre, assis devant son M1, brûlait de l'allumer, de composer jusqu'au bout de la nuit, mais dans quel but ? Sans groupe à qui proposer les suites d'accords et mélodies, quel en était l'intérêt ?

 

Il ouvrit le premier tiroir de sa commode, celui dans lequel il rangeait ses compact disc, réfléchit quelques secondes, puis se décida pour l'album Octoberon de Barclay James Harvest qu'il déposa sur le tiroir coulissant de sa chaîne hi-fi. Les première notes s'élevèrent des deux enceintes posées de part et d'autre du meuble. Il examina quelques instants le visuel de la pochette, qu'il connaissait par cœur ; elle représentait, dessiné dans les tons blancs, le personnage légendaire Obéron, roi des elfes, accompagné du papillon emblématique du groupe, ici assimilé à une petite fée. L'univers graphique de Barclay James Harvest illustrait parfaitement l'ambiance de leur musique, envoûtante et onirique. S'il se lançait dans un nouveau projet, Pierre essaierait de lui donner une ligne directrice plus progressive, planante, que le rock lourd de Dust. Le M1 stimulait son désir d'exploration sonore. Il prépara son dîner sans se presser, des pâtes, du salami, et quelques feuilles de laitue pour se donner bonne conscience. L'album s'acheva, abandonnant dans son sillage une impression de grand vide. N'y tenant plus, Pierre lança le M1 ; l'inspiration le taraudait, et même s'il ne profiterait pas immédiatement des fruits de son travail, il savait, comme il l'avait affirmé à Stéphane, qu'il monterait un nouveau groupe tôt ou tard.

 

 

 

Chapitre II

 

 

 

Vendredi 8 juin 1990

 

 

 

L'occasion se présenta bien plus rapidement qu'espéré. Le lendemain de son entrevue avec son frère, il trouva dans sa boîte aux lettres un courrier signé d'une certaine Carole Cannivet. L'enveloppe contenait un papier bristol sur lequel étaient simplement écrits ces quelques mots : Bonjour Pierre, je sais que Dust of Lost Ages vient de s'arrêter. Je peux te proposer un contrat sérieux, si ça t'intéresse appelle-moi. Amicalement. Elle avait laissé son numéro de téléphone.

 

Passées les quelques minutes de surprises, Pierre décida de contacter sa mystérieuse correspondante sans attendre. Il composa la suite de chiffre et tomba directement sur une voix féminine amicale. La conversation dura moins d'une minute, elle était contente qu'il lui réponde et souhaitait l'inviter autour d'un café, rendez-vous dans un local dont elle lui donna l'adresse, 22 rue du Blé Noir, dans le 17e, oui il se débrouillerait avec une carte pour trouver, super, merci, à demain.

 

L'espace d'un instant, Pierre se demanda s'il n'avait pas affaire à une admiratrice cachée, ou une nymphomane fan de rock qui aurait obtenu ses coordonnées par il ne savait quel biais. Il sourit à cette pensée. Entre un nouveau projet musical ou une femme prête à s'offrir à lui, après cette longue période d'abstinence sexuelle, il ne savait pas laquelle des deux situations le tentait le plus... C'est revigoré et impatient qu'il se coucha ce soir-là.

 

Une pluie dense s'abattait depuis le matin sur la ville. Mal protégé par la capuche de son sweat, Pierre était penché en avant sur un plan qu'il tentait de protéger des gouttelettes avec son buste. Il avait prévu large pour ne pas être en retard, mais comme il cherchait depuis vingt bonnes minutes, son capital de temps à perdre s'amenuisait. Il transpirait. Les conditions pour la première rencontre avec son admiratrice cachée ne seraient pas idéales... Il faillit se diriger vers une cabine téléphonique, mais préféra au dernier moment demander sa route à un passant qui, par chance, connaissait Paris comme sa poche et le renseigna efficacement. Il se retrouva devant un vieux bâtiment en pierre, coincé entre deux autres immeubles plus imposants, et sonna.

 

Une femme souriante, vingt-cinq à trente ans, lui ouvrit et le salua en se présentant comme la fameuse Carole, avant de l'inviter à entrer. Une odeur de café flottait dans l'air. A sa grande surprise, Pierre constata que plusieurs autres personnes étaient déjà présentes, tous des hommes. La pièce, assez petite, n'était meublée que de trois canapés usés disposés autour d'une table basse en verre. Des piles de papiers mal rangés, abandonnés en vrac ça et là, une cafetière posée à même le sol et un de ces appareils portables bon marché radio-cassette-CD comme on en trouvait maintenant partout occupaient le reste de l'espace. Une deuxième porte, fermée, faisait face à la première. Pierre serra la main des inconnus et prit place à côté de l'un d'eux.

 

-Bien, maintenant que tout le monde est là, on va pouvoir commencer ! lança Carole d'un ton enjoué, après avoir fermé la porte.

 

La jeune femme s'assit sur la place restante, près de Pierre. Elle était rousse, sa peau très blanche et son visage bariolé d'éphélides. Elle compensait facilement ses quelques kilos en trop par sa grande taille, au moins un mètre quatre-vingt, et n'était pas dénuée d'élégance malgré ses traits épais. Elle portait un pull bleu-anthracite à col roulé, un pantalon noir et des escarpins à talons aiguilles qui claquaient d'un bruit mat sur le parquet. Un parfum aux fragrances fleuries planait quelques secondes dans son sillage. La première chose qu'on remarquait chez elle était sa poitrine, qu'elle avait incroyablement généreuse, qui tressautait légèrement au rythme de ses pas énergiques et que le tissu de son vêtement, plaqué contre sa peau et un soutien gorge dont on devinait les reliefs, semblait peiner à contenir.

 

Elle reprit :

 

-Donc, d'abord, merci à tous les cinq d'avoir répondu à mon invitation... ça pourrait être sympa, par exemple, que chacun commence par se présenter un peu, en précisant, en quelques mots, l'instrument qu'il joue, son parcours...

 

Elle se tourna vers Pierre :

 

-On n'a qu'à y aller dans l'ordre ! Vas-y, Pierre, si tu veux bien !

 

Pris de cours, il répondit à son interlocutrice avec un sourire gêné :

 

-Heu oui... D'accord...

 

Se tournant vers les autres, qui le dévisageaient :

 

-Alors, donc, moi c'est Pierre, j'ai vingt-neuf ans, je joue du piano et du synthétiseur. J'ai fait partie du groupe Dust of Lost Ages, qui vient de se séparer, je ne sais pas si certains connaissent...

 

Aucune réaction.

 

-Je ne vois pas trop quoi dire d'autre, ajouta-t-il en ponctuant sa phrase d'un rire nerveux.

 

-Pourquoi ton groupe s'est-il arrêté ? demanda l'un des hommes au visage carré, avec un léger accent.

 

-La maison de disque a coulé.

 

L'homme hocha la tête d'un air grave. Quelques secondes s'écoulèrent en silence. Carole invita le suivant à poursuivre. Pierre se tourna vers son voisin de droite, en partie pour s'astreindre à refouler une envie de plus en plus envahissante de dévorer des yeux les seins de la jeune femme ; autant éviter de lui paraître vulgaire alors qu'ils se connaissaient à peine ! Il ne trouvait pas Carole spécialement jolie, mais attirante, à cause de sa silhouette aux attributs féminins prononcés, comme un aimant qui se serait trouvé rapproché suffisamment près d'un objet en métal pour interagir avec lui. Il songeait parfois que si les femmes pouvaient lire dans la tête des hommes, surtout célibataires, elles n'oseraient plus se présenter à eux que couvertes d'un drap de la tête aux pieds.

 

Jean-Philippe, trente ans, avait l'allure du parfait rockeur avec ses longs cheveux bruns bouclés, sa carrure imposante, son teint mat et le T-shirt à l'effigie de Fender, le célèbre fabriquant de guitares, qu'il arborait fièrement. Il avait lui aussi l'air plutôt sympathique et pratiquait, sans surprise, la guitare, à l'école d'artistes tels que Jimi Hendrix ou Ritchie Blackmore de Deep Purple, et donnait des cours de musique pour gagner un peu d'argent. Il avait mené de nombreux projets musicaux, mais aucun n'avait réussi à vraiment percer jusqu'ici.

 

Pascal, vingt-sept ans, cheveux longs également, mais plus maigre que Jean-Philippe, avec un visage très longiligne, et visiblement plus timide aussi, prit ensuite la parole. C'était un bassiste. Il avait joué longtemps dans un obscur groupe de rock alternatif.

 

Vint ensuite le tour de l'homme à l'accent, Hans, trente-deux ans, d'origine allemande, serveur dans une pizzeria. Loquace et chaleureux malgré ses traits durs, il évoquait ostensiblement sa sympathie pour le parti communiste et pratiquait la batterie depuis son arrivée en France, pendant son enfance. Il s'était marié quatre ans plus tôt, et de leur union était né un fils âgé de deux ans.

 

Enfin, Eric, le plus jeune, vingt-quatre ans, jouait un peu de guitare, mais c'était surtout en tant que chanteur que Carole l'avait contacté. Il paraissait sûr de lui, hautain même, avec sa veste en cuir et sa coiffure au gel. Son visage imberbe lui donnait un air angélique, d'autant qu'il avait des yeux très bleus, mais on devinait qu'il ne fallait pas se fier à son allure de gentil garçonnet. Après avoir changé plusieurs fois d'orientation professionnelle, il préparait actuellement une licence en sciences physiques.

 

Carole sourit de nouveau avec un air satisfait, jeta un œil à la cafetière, se pencha derrière le canapé pour attraper une pile de gobelets en plastique et en tendre un à chacun. Seul Eric déclina poliment. Hans, qui était assis le plus près de l'ustensile, proposa de servir le café. Pierre posa son verre, devenu brûlant, sur la table basse en attendant qu'il refroidisse. Carole reprit la parole :

 

-Est-ce que certains parmi vous connaissent la Fondation pour la Nature Souveraine ?

 

Elle les consulta du regard, ils répondirent par la négative. Elle ouvrit alors son sac à main en toile pour en retirer des dépliants et en tendit un à chacun avant de poursuivre :

 

-C'est une association, dont je fais partie, qui cherche à sensibiliser la société sur le respect de la planète, des différentes espèces, et plus généralement des lois naturelles.

 

Pierre parcourut la brochure. Le vocabulaire récurrent était effectivement celui de l'écologie.

 

-Je vais vous laisser le prospectus, continua-t-elle, vous aurez le temps de le lire à tête reposée. Déjà, sachez qu'on n'est pas des hippies ou quoi que ce soit, c'est quelque chose de beaucoup plus solide !

 

-Ah oui, plaisanta Hans, je me disais aussi, tu n'as pas une tête de baba-cool !

 

-Ce n'est vraiment pas l'image qu'on souhaite donner. Nous considérons la nature comme une entité cohérente, dont l'humanité n'est qu'un élément, une espèce parmi toute les autres, chacune ayant la même dignité, de la bactérie à l'éléphant.

 

Les phrases lui venaient facilement, elle devait avoir répété son discours à maintes reprises. Elle poursuivit sur sa lancée :

 

-Selon nous, l'Homme doit laisser la nature guider son propre développement.

 

Pierre, qui s'efforçait de s'intéresser bien que l'écologie ne le passionnât pas au premier abord, l'interrompit :

 

-Tu veux dire, le développement de l'humanité, ou de la nature elle-même ?

 

-Eh bien, les deux, en fait, vu que nous faisons partie de ce tout qu'est la nature...

 

Pierre se cala au fond du canapé en signalant qu'il avait compris.

 

-Et... Nous dans tout ça ?

 

Carole se tourna vers Pascal, qui venait de lui poser la question :

 

-J'y viens ! Nous cherchons des moyens de diffuser, de promouvoir notre message. Comme notre génération est passionnée par la musique, le rock, les concerts, tout ça, nous avons pensé à créer un groupe affilié à l'association.

 

Pascal était figé dans une attitude d'écoute qui invitait son interlocutrice à développer.

 

-L'idée, c'est que chacun y trouve son compte. Vous resterez assez libres, en tous cas sur le plan de la composition vous ferez ce que vous voudrez. La seule chose que je vous demande est de jouer de la musique un minimum accessible, susceptible de plaire à beaucoup de monde. Le rapport avec la FNS se ressentira surtout dans les textes, que j'écrirai, et le visuel des albums, si on arrive jusque là.

 

-Donc je n'aurai pas à m'occuper des paroles ? demanda Eric avec une pointe d'étonnement.

 

-Pas à priori. Ça t'ennuie ?

 

-Oh non, au contraire, ça me fera moins de travail !

 

-L'avantage, pour vous, c'est que vous aurez une structure pour vous soutenir, en particulier sur le plan financier. L'asso a prévu un budget destiné au groupe, qui servira par exemple à payer les journées en studio, les frais de déplacements... Et même un petit salaire mensuel, pas mirobolant, quelques centaines de francs, mais c'est toujours un bon complément ! Vous aurez par ailleurs, évidemment, un pourcentage sur les gains de vos concerts ou ventes d'albums. On vous prêtera aussi le local pour répéter.

 

Elle désigna du menton la deuxième porte.

 

-Il y a une salle en dessous, on y descend par là. Vous aurez les clefs, vous pourrez y laisser du matériel si vous voulez et venir quand bon vous semblera. De mon côté, je serai un peu comme votre manager, je m'occuperai de trouver des dates et de vous vendre.

 

-En gros, résuma Pierre, c'est comme si on avait déjà signé avec un producteur avant même d'avoir commencé...

 

-Exactement ! approuva Carole avec un grand sourire. Il n'y a pas beaucoup de groupes qui partent sur des bases aussi saines !

 

-ça, c'est sûr, admit-il. Au sujet des concerts, on ne se produira que lors des événements de votre association, ou on aura d'autres opportunités ?

 

-On sautera sur toutes les occasions possibles ! s'exclama-t-elle. Comme n'importe quel groupe ! Ne t'inquiète pas, il n'y aura pas de mauvaise surprise, à part les textes et le visuel pour lesquels j'aurai mon mot à dire, vous serez un groupe complètement normal. Ah si, il y a juste une dernière contrainte : le nom du projet, j'aimerai que ce soit Mother Earth. J'espère que ça ne dérange personne.

 

En son for intérieur, Pierre jugea que Mother Earth manquait cruellement d'originalité. Impossible de trouver plus cliché ! Néanmoins, il n'avait pas l'intention de faire la fine bouche ; la proposition de Carole se révélait une réelle aubaine pour lui. Un manager et un soutien financier acquis avant même d'avoir joué la première note, combien en auraient rêvé ! Les textes importaient peu, si sa liberté pour la composition lui était aussi assurée que ce que la jeune femme promettait. De toutes façons, à partir du moment où des musiciens signaient avec un label, celui-ci exerçait toujours une influence sur leur travail, d'une manière ou d'une autre, et plus la structure était puissante, plus la renommée du groupe était importante, plus le phénomène s'amplifiait et prenait la forme d'une contrainte.

 

Il perdit quelques instants le fil de la conversation pour se pencher sur la brochure. La théorie formulée par Carole était expliquée, développée et illustrée d'exemples. L'auteur employait des mots forts, presque excessifs, avec un ton d'ensemble très emphatique. Égale dignité de chaque espèce vivante. Critique virulente de l'ingérence humaine dans le bon développement de la nature. Un passage attira particulièrement l'attention de Pierre : la FNS considérait la découverte des antibiotiques comme une avancée néfaste, car ils privilégiaient la vie de l'homme au détriment de celle des micro-organismes qu'ils détruisaient. Une question de Carole à l'ensemble de son auditoire le ramena à la discussion en cours :

 

-Alors, comme ça, au premier abord, ça vous intéresserait ?

 

Ils se consultèrent tous un instant du regard, chacun hésitant à prendre la parole en premier. Pierre prit finalement l'initiative :

 

-Pour ma part, ça me dit bien, oui !

 

Grand sourire de Carole. Ses seins anthracites le narguaient toujours autant.

 

-Moi aussi, renchérirent Pascal et Jean-Philippe à l'unisson.

 

-Moi aussi, fit Hans, mais je finis à minuit tous les soirs sauf le lundi...

 

-Eh bien, on répétera le lundi ! lança Eric avec un clin d’œil.

 

-De toutes façons, souligna Pierre, on est bien d'accords, on est un peu comme les employés de l'association, mais on n'est pas obligés d'adhérer personnellement à toutes ses idées...

 

Cette histoire d'antibiotiques avait allumé une petite lanterne dans son esprit et l'incitait à bien clarifier l'engagement qu'il s'apprêtait à contracter. Carole afficha une mine décontenancée pendant une fraction de seconde puis se ressaisit aussitôt :

 

-Effectivement.

 

Puis elle ajouta, en clignant de l’œil d'un air provocateur :

 

-Mais ce n'est pas interdit non plus !

 

Il se doutait bien qu'en jouant publiquement dans Mother Earth, ses convictions propres seraient spontanément assimilées à celles de la FNS ; s'il le jugeait nécessaire, il se gardait au moins le droit de nuancer à titre personnel.

 

Il réalisa qu'il n'avait pas touché à son café, maintenant presque froid, et s'en offrit une longue gorgée.

 

-Je vous laisse une semaine pour réfléchir, conclut Carole, et vous me donnerez votre réponse définitive. Ça vous va ?

 

Ils acquiescèrent à l’unisson. Pierre termina son gobelet d'une traite.

 

Assis contre la fenêtre du métro qui le ramenait à Ivry, il remuait sans cesse dans son esprit des bribes de l'après-midi qu'il venait de vivre. La paroi rocheuse du tunnel, faiblement éclairée, pratiquement masquée par le reflet des voyageurs assis autour de lui dans la lumière crue du wagon, défilait sous son regard sans qu'il y accorde la moindre attention. Les gens qu'il venait de rencontrer au local de la FNS semblaient tous sympathiques ; même Eric, malgré son air prétentieux au premier abord, s'exprimait d'un ton très amical. Jouer avec ces personnes-là serait sûrement un plaisir. Quant à Carole, elle était visiblement dévouée corps et âme à sa cause, d'une manière presque naïve, à l'instar de certains militants politiques ; il n'avait pas réussi à discerner si l'intérêt de la jeune femme pour la musique était réel ou si elle se contentait de remplir un rôle qu'on lui avait attribué. En tous cas, plus il y pensait, plus le groupe dans lequel elle les impliquait lui apparaissait comme une chance à ne surtout pas laisser passer.

 

Enthousiasmé par ces perspectives, à peine rentré, il se précipita sur son M1 dans le but de structurer un morceau à partir de ses idée de la veille ; il se basa sur un plan simple, qu'il pensait très efficace, pour le refrain, chercha une suite d'accords destinée aux couplets qu'il nota sur une feuille arrachée d'un carnet à spirale, et il commençait à travailler sur une partie instrumentale quand le téléphone sonna.

 

-Allô, Pierre ?

 

-Carole, c'est toi ?

 

Il songea un instant qu'elle ne pouvait plus se passer de lui, revit ses seins en pensée, subit une érection.

 

-Je ne te dérange pas ?

 

-Non, pas du tout ! J'étais justement en train de composer.

 

-Génial ! Pour Mother Earth ?

 

-Et bien, oui, je pense !

 

-Super, j'ai hâte d'entendre ça ! Tu as l'air motivé en tous cas !

 

-Je joue énormément, tu sais.

 

-Oui j'imagine. Je t'appelais parce que je voulais te parler un peu plus longuement. Comme c'est toi qui a le plus d'expérience, et de loin, tu seras le leader du groupe, si tu veux bien.

 

-Pourquoi pas, au contraire, mais Jean-Philippe a l'air de toucher pas mal aussi...

 

-Il a déjà un autre projet en cours, en fait, du coup il m'a fait comprendre que Mother Earth passait en second plan. Et puis, même s'il a un très bon niveau, aucun de ses anciens groupes n'a eu le même succès que le tien. Il a promis de s'investir pour les répètes et les concerts, pas de souci de ce côté là, mais c'est juste que ce sera toi le compositeur principal, clairement.

 

-Ok, je vois.

 

-Si je ne me trompe pas, tu n'as pas de travail pour le moment, non ?

 

Elle était bien renseignée...

 

-Non, effectivement. J'ai choisi de me consacrer à la musique.

 

-Ça te rendra disponible pour m'aider et accepter des interviews en semaine, par exemple. En contrepartie, tu auras une part un peu plus grande sur les cachets, un quart pour toi et le reste du groupe se partage les trois quarts restants. Tu serais partant ?

 

-Oui, carrément !

 

Tout complément financier était bon à prendre ; grâce à l'argent gagné avec la dernière tournée de Dust, il avait de quoi vivre encore quelques mois s'il gérait bien son budget, mais la période à venir s'annonçait inévitablement difficile.

 

-On se verra aussi tous les deux pour faire le point, parler des concerts, de l'avancée du groupe, et cætera. Disons, une fois par mois, pour commencer.

 

-Ça me convient.

 

-Super, génial !

 

Ils discutèrent quelques minutes. Elle semblait plus à l'aise que lors de leur rencontre de l'après-midi et avait l'exclamation facile. Il raconta quelques souvenirs de concerts. Elle semblait vraiment intéressée, presque fascinée. Ils raccrochèrent en promettant de se revoir bientôt.

 

Pierre s'assit sur son canapé, se servit un martini blanc et sourit. Ça se passait bien avec Carole, il ne savait pas pourquoi, il le sentait. Même s'il ne trouvait pas son visage très harmonieux, coucher avec elle pourrait sûrement s'avérer un joli plaisir. L'imaginer nue, allongée sous lui, seins offerts, traits déformés par l'orgasme, éveillait quelques frissons dans son bas-ventre. Il but son martini d'une traite et se leva pour préparer son dîner.

 

 

 

Chapitre III

 

 

 

Samedi 9 juin 1990

 

 

 

Jean-Philippe, avachi sur son canapé, un whisky à la main, sursauta quand Véronique, sa petite amie, ouvrit brutalement la porte de leur appartement.

 

-Encore en train de boire ! lança-t-elle avec une pointe de lassitude, en retirant son manteau.

 

Il leva lentement les yeux mais ne répondit rien. Véronique, vêtue de la veste tailleur noire et d'une de ces jupe mi-longue qu'elle portait pour aller travailler, claqua des talons jusqu'à la penderie.

 

-Bonsoir, ma chérie, répondit-il d'un ton exagérément emphatique.

 

-T'as vu ta cousine ?

 

-Oui. Ça s'est bien passé. Les musiciens étaient là aussi.

 

-Vous allez pouvoir le monter, votre groupe ?

 

-C'est probable !

 

Elle se laissa tomber à ses côtés :

 

-Puisque c'est comme ça, j'en veux bien aussi, un apéro !

 

Jean-Philippe sourit, se leva et se dirigea vers la cuisine :

 

-Tu prendras quoi ?

 

-Pareil que toi.

 

Il remplit au quart un deuxième verre de whisky, ajouta deux glaçons et vint reprendre sa place.

 

-Et toi, ta journée ?

 

-Pénible. Des clients qui pinaillaient pour un rien. Heureusement qu'on est dimanche demain.

 

Véronique, petite brune dynamique au regard pétillant, avait décroché quelques mois plus tôt un poste comme conseillère à la Société Générale ; comme l'agence ouvrait le samedi, son week-end était décalé d'un jour.

 

-J'ai loué la cassette de Blade Runner en revenant, continua Jean-Philippe. Tu voulais le voir. On peut le regarder ce soir, si tu veux.

 

-D'accord, mais pas trop tard, là je suis fatiguée.

 

-On peut se faire un plateau télé.

 

-Ça me va. Ils sont comment, les autres gars ?

 

-Sympas, ça devrait le faire. Le claviériste a l'air d'avoir une bonne expérience scénique.

 

-Ils ont tous dit oui ?

 

-Carole nous donne une semaine pour réfléchir, mais oui, ils avaient l'air partant.

 

-T'as bien pensé à lui rappeler pour ton projet solo...

 

-Oui, ne t'inquiète pas. Normalement, tout est clair.

 

Véronique but plusieurs petites gorgées de whisky à la suite. Jean-Philippe, attendri, la dévisagea en silence. Sous ses airs de râleuse toujours pressée, elle cachait une gentillesse qui ne demandait qu'à s'exprimer, pour peu qu'on sache comment s'y prendre. Son tempérament très terre-à-terre compensait la distraction chronique de son ami.

 

Ils discutèrent quelques minutes de sujets superficiels avant de préparer conjointement quelques tartines garnies avec du guacamole et du tarama, accompagnées d'une salade. Jean-Philippe alluma la télévision et introduisit la cassette vidéo dans le magnétoscope. Il renonça à proposer un nouveau verre de whisky, redoutant la remarque habituelle de Véronique : il buvait trop. Après le film, il irait composer une petite heure dans la salle qu'il s'était aménagée en face de la chambre.

 

Après de nombreuses expériences de groupe infructueuses, Jean-Philippe avait pris une décision qui devait marquer un tournant majeur de sa carrière de musicien : il allait mener son projet principal en solo. Plus question de concessions, de répétitions qui se transforment en soirées arrosées, de comparses qui abandonnent le navire au moment où ça commence à devenir intéressant. Finie, la boule au ventre, ce sentiment vague mais tenace, démoralisant au possible d'être encore passé à côté. Terminée, la haine du monde qui dure un mois. Il avait réalisé, il y a un certain temps déjà, qu'il pouvait enregistrer des morceaux complets à lui tout seul ; depuis le temps qu'il pratiquait, il avait touché à tous les instruments utilisés dans le rock, à l'exception de la batterie, et il lui arrivait d'ailleurs de composer certains plans entiers au synthétiseur. Il s'était offert une boîte à rythme le mois dernier, et entretenait quelques relations avec des ingénieurs du son qui pourraient, le moment venu, réaliser un mixage professionnel de ses créations à prix d'ami. Il avait choisi de s'orienter vers des compositions essentiellement instrumentales, travaillées, d'un haut niveau technique, et réfléchissait à les organiser autour d'un concept, qu'il devait encore définir, probablement en suivant une idée inspirée d'un univers de science-fiction.

 

Il ne connaissait pas beaucoup Carole, une cousine paternelle issue de germain, avec qui les seuls souvenirs communs se résumaient à quelques interminables fêtes de famille. Elle avait laissé dans son sillage l'image d'une jeune fille discrète mais enjouée. Avant qu'elle l'invite à s'investir dans le groupe qu'elle chapeautait, il ignorait qu'elle était à ce point investie dans la cause écologique. Il n'avait aucune raison de refuser sa proposition, à partir du moment où ça n'entravait pas son projet solo, ce dont il l'avait clairement informée. Surtout que le cachet semblait intéressant...

 

Au bout de deux jours à peine, Carole lui apprit que tout le monde lui avait déjà donné son accord, et le soir même, Pierre, le claviériste, appelait pour proposer une première répétition d'essai le lundi suivant.

 

C'est ainsi que les cinq musiciens se retrouvèrent dans le local prêté par l'association. La pièce se situait au sous-sol, on y descendait par un escalier en colimaçon. Légèrement plus vaste que le petit salon, elle était entièrement vide, à l'exception d'une table de mixage posée sur une console roulante et de deux enceintes. Pierre était déjà présent quand Jean-Philippe arriva et ils conversèrent quelques minutes en attendant les autres ; il allait falloir ramener des fauteuils, quelques posters, et se passer les clefs, puisqu'il n'y en avait que deux exemplaires, le temps qu'on se rende chez un serrurier pour commander des doubles. Pascal les rejoignit, deux packs de bière sous les bras, et ils commencèrent à descendre les amplis ; plusieurs voitures klaxonnèrent, car faute de meilleure place, ils étaient garés à moitié sur la chaussée. À cause de l'étroitesse des escaliers, l'opération leur demanda un certain temps et plus d'énergie que prévu. Jean-Philippe contint sa colère quand son ampli de guitare cogna. Ils le positionnèrent près de la porte, contre le mur de gauche, tourné vers l'emplacement de la future batterie. L'ampli de basse, moins volumineux mais plus haut, lui faisait face. Entre temps, Eric et Hans, arrivés à leur tour, commencèrent à acheminer les différents éléments de la batterie. Jean-Philippe disposa ses pédales d'effet, sortit sa guitare de son étui et commença à vérifia l'accordage. Pierre possédait un M1, la classe ! Le claviériste venait de brancher son instrument à la table de mixage et tournait les interrupteurs avec l'aisance de celui qui a l'habitude. Tout en s'installant, les musiciens continuaient de faire connaissance en comparant leurs goûts musicaux. Chacun prit une bière et la posa par terre, près de son matériel. Hans frappait chacun de ses toms et ajustait la tension des peaux.

 

Quand ils furent prêts, il y eut quelques secondes de silence, que Pascal rompit en demandant aux autres s'ils préféraient travailler quelques reprises ou commencer directement la composition. Pierre annonça qu'il avait déjà écrit quelques plans qui pouvaient servir de base pour un morceau, ce qui les décida à se lancer dans la création.

 

Pierre interpréta deux courtes parties musicales, une au piano acoustique, une deuxième plus énergique avec un son imitant un ensemble de violons. Enthousiastes, ils décidèrent de s'inspirer de celle-ci.

 

Chaque musicien avait sa propre manière de composer, mais cela consistait toujours, de près ou de loin, à sélectionner une mélodie accrocheuse, inspirante, qui émergeait souvent d'une improvisation, puis à s'en imprégner, la décliner, trouver des riffs compatibles, en combinant les acquis de l'expérience avec la théorie de la musique, pour finalement construire un morceau qui pouvait se révéler, en terme d'émotions exprimées et d'ambiance, éloigné à l'extrême de l'idée de départ. En groupe, on avançait par étapes, chacun se nourrissant du travail des autres. Instinctivement, les membres de Mother Earth adoptèrent cette manière de procéder. Le courant semblait bien circuler entre eux, et, au premier abord en tous cas, Carole leur avait épargné l'arrogant capable, en quelques répétitions, de charger l'atmosphère d'électricité négative. Les propositions et remarques étaient constructives, jamais blessantes, et personne ne semblait vouloir imposer ses ressentis au détriment des autres. Indéniablement, le niveau global était bon, on pouvait espérer des compositions de qualité. La voix d'Eric, juste et incisive, révélait un potentiel prometteur, même si le chanteur ponctuait un peu trop ses phrases avec des trémolos au goût de Jean-Philippe. Il serait toujours temps d'évoquer le sujet plus tard. Le guitariste connaissait sa propre tendance à vouloir prendre les rennes et se promit de s'obliger à rester à sa place, pour ne pas briser ce fragile équilibre qui permettrait à chacun de s'épanouir en tant qu'artiste avec cette formation. Il sentit l'enthousiasme le gagner ; il allait peut-être s'investir davantage que prévu, finalement.

 

En quelques heures, la structure d'un premier morceau aux accents rock progressif naquit du creuset de leurs contributions respectives.

 

-Et donc Carole, s'enquit Pascal en allumant une cigarette, vous la connaissiez d'où ?

 

-Elle m'a écrit en me demandant de la rappeler, répondit Pierre en enroulant ses câbles pour les ranger. Et toi ?

 

-Pareil.

 

-Eric et moi, on l'a rencontrée à l'école, poursuivit Hans. Ça nous est arrivé de faire des soirées ensemble, mais je ne la connais pas tant que ça, j'étais plus vieux.

 

-C'est ma cousine ! lança Jean-Philippe en décapsulant une nouvelle bouteille. Au fait, Pascal, merci pour les bières !

 

-Pas de quoi ! Je pense que je vais laisser mon ampli ici, ça m'évitera d'avoir à le déplacer à chaque fois.

 

-Par contre, ajouta Pierre, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais Mother Earth, ça fait pas un peu, heu, enfin...

 

-Naze, le coupa Eric, un sourire en coin. Si, je trouve aussi.

 

-Je suis d'accord avec vous, renchérit Pascal, mais on ne va pas chipoter pour ça... On s'en fout un peu, c'est le son qui compte !

 

-Bah bof, le contredit Pierre, le nom, il est quand-même censé représenter le groupe, d'une manière ou d'une autre. Si on joue du hard rock et qu'on s'appelle, je sais pas moi, les poupées roses, ça fait un peu bizarre, tu vois...

 

Ils s'exclaffèrent.

 

-Par rapport aux textes qu'écrira Carole, lança Jean-Philippe en refermant l'étui de sa guitare, ça colle ! Ça fait partie de l'univers de notre groupe, selon le contrat qu'on a signé... Personnellement, je m'en moque, je suis là pour la musique.

 

-De toutes façons, conclut Pierre, en ce qui concerne l'adhésion aux idées de l'association, j'ai bien clarifié les choses auprès de Carole pendant la réunion. On s'est engagés pour le groupe, pas pour nous-mêmes. Partant de là, c'est vrai, on a la chance d'être payés pour faire ce qu'on aime, je ne vais pas me plaindre.

 

Décidément, songea le guitariste, le courant passait bien entre les membres du groupe.

 

 

 

Chapitre IV

 

 

 

Samedi 23 juin 1990

 

 

 

L'appartement de Carole, que Pierre découvrait pour la première fois, était décoré dans les tons oranges et jaunes, avec une tapisserie unie, des voilages aux fenêtres, une grande bibliothèque et des babioles disposées un peu partout certainement rapportées de différents voyages. Une petite cheminée était surmontée d'une statue en bois très longiligne représentant une femme portant une cruche sur la tête. L'arôme fleuri du parfum de Carole flottait dans l'air. Elle le reçut simplement, en jean, baskets et chemisier blanc, et Pierre se sentit un peu ridicule avec sa veste de costume – la seule qu'il possédait, à vrai dire.

 

-Alors, cette première répétition ? demanda la jeune femme alors qu'il avait à peine franchis le pas de sa porte.

 

Excellente, assurément. Pierre, comme à chaque fois qu'on travaillait une de ses compositions, avait de nouveau expérimenté ce frisson que procure la découverte d'un morceau ayant été pensé, mais jamais joué ; souvent, le résultat transcendait l'idée, la rendait incroyablement plus envoûtante. Ce ressenti supplantait toutes les émotions et justifiait à lui seul les choix de vie du claviériste.

 

-Très prometteuse ! On a déjà presque écrit une première chanson.

 

-Il va falloir que je m'active pour les textes alors ! lança-t-elle avec un clin d’œil. J'ai porto, martini, whisky, ou sinon du jus d'orange. De quoi as-tu envie ?

 

Faire sauter les boutons de ton chemisier et te palper les seins. Bon sang, il allait vraiment falloir qu'il se trouve une copine.

 

-Un martini sera parfait, merci...

 

-Assieds-toi sur le canapé, j'arrive !

 

Il l'entendit s'affairer dans la cuisine. L'endroit était propre, mais un peu chargé en bibelots à son goût. Elle revint avec un plateau en fer surmonté de deux verres.

 

-Tu travailles depuis combien de temps dans la fondation pour la nature souveraine ? s'enquit-il pour stimuler la conversation.

 

-Sept ans. Au début, c'était comme bénévole... J'ai suivi mon ex, en fait. Il était très investi. Et le plus drôle, c'est que depuis qu'on est séparés, il s'est complètement désintéressé du projet alors que je suis passée salariée. Comme quoi...

 

-Mais qui est à la tête de ce truc là ?

 

Elle afficha un air mystérieux.

 

-Ah... Il est très discret, on le connaît peu. C'est un asiatique, on l'appelle Li Xiu mais je pense qu'il s'agit d'un pseudonyme. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il était moine bouddhiste et qu'il a voulu développer son propre courant spirituel. Je travaille surtout avec le responsable de la branche française du mouvement, Michel d'Escarville.

 

-Et c'est quel genre de gars ?

 

-Michel ? Un bosseur, toujours parti à droite ou à gauche. Vous serez sûrement amenés à le rencontrer lors des congrès.

 

Elle leva son verre :

 

-On trinque à votre première répète ?

 

-Volontiers !

 

Il but une gorgée de son martini et poursuivit :

 

-Mais quand-même, le coup de vouloir interdire les antibiotiques, c'est pas un peu extrême ?

 

Son interlocutrice esquissa un nouveau sourire :

 

-Pour faire bouger les choses, il faut souvent aller dans l'excès.

 

-Tu y adhère, toi, à ça ?

 

Elle haussa les épaules :

 

-Disons que si on suit l'enseignement de Li Xiu dans son ensemble, ça prend son sens. Il a écrit un petit livre pour expliquer sa théorie, c'est très facile à lire, je te le prêterai si tu veux.

 

-Telles que tu me présentes les choses, j'ai presque l'impression d'avoir affaire à une nouvelle religion !

 

-Li Xiu est formel sur ce point, son mouvement se veut philosophique et ne se base pas sur une prétendue révélation divine. Il a analysé les ouvrages de nombreux penseurs de l'humanité, y compris les fondateurs de certaines religions d'ailleurs, pour en extraire ce qu'il appelle le fil doctrinaire originel, qui replace la nature comme mère souveraine.

 

Pierre hocha la tête, pensif :

 

-Je veux bien lire le livre.

 

Quitte à s'investir pour défendre une idéologie, autant en connaître les fondements pour éviter les mauvaises surprises.

 

Carole se leva et examina quelques secondes les volumes disposés sur sa bibliothèque avant d'en saisir un et de le lui tendre. Il s'intitulait pompeusement Traité sur la Souveraineté Originelle. L'image sur la couverture représentait un grand arbre feuillu au tronc épais et noueux. Effectivement, l'ouvrage semblait plutôt rapide à lire, d'autant plus que la police d'impression était grosse.

 

-Je te l'offre, ajouta-t-elle. J'en ai plusieurs exemplaires.

 

-Merci beaucoup ! Tu as une sacrée bibliothèque !

 

-C'est à cause de mes études, expliqua-t-elle en se rasseyant en face de lui. J'ai une licence de lettres classiques. Au début, je comptais aller jusqu'au doctorat, un peu sous la pression de mes parents j'avoue, mais la proposition de contrat de la fondation m'a décidée à arrêter. De toutes façons, même avec un doctorat en lettres, on ne trouve pas du travail si facilement que ça.

 

-Mais du coup, ton travail actuel n'a rien à voir avec la littérature...

 

-Non, c'est vrai. Je suis devenue une sorte de chargée de communication. C'est intéressant, honnêtement, je ne regrette rien... Et toi alors, tu as fait quoi comme cursus ?

 

-J'ai arrêté les études après le bac pour me consacrer à ma passion, la musique !

 

-C'est chouette ! J'adore les gens passionnés...

 

Pierre sentit une vague de contentement l'envahir. Cette phrase ne prouvait rien à propos de ce que Carole ressentait pour lui, bien sûr, mais restait un compliment à peine voilé... Que ces quelques mots le touchent autant le troubla ; était-il sérieusement en train de tomber amoureux de la jeune femme ? Ou ne subissait-il qu'un mauvais tour orchestré par sa libido ?

 

-Et tu t'en sors bien financièrement ? reprit-elle en enserrant machinalement son genou avec ses mains.

 

-Ça dépend des moments. Du temps de Dust, oui, mais maintenant ça va être un peu plus compliqué c'est sûr.

 

-Si Mother Earth décolle vraiment, votre salaire sera régulièrement revu à la hausse. L'objectif, c'est qu'à terme on puisse vous rémunérer au moins le SMIC.

 

-Ce serait vraiment cool...

 

-Ne rêve pas trop, hein, ça prendra sûrement des années... J'espère que ce qu'on vous paye pour le moment pourra déjà t'aider.

 

-Oui, ne t'inquiète pas. Surtout qu'il me reste un peu d'épargne.

 

Ils gardèrent le silence quelques secondes, le temps de boire une gorgée, puis Carole reprit la parole :

 

-Quand j'étais petite, je dessinais beaucoup, et c'est vrai que j'aurais aimé en faire quelque chose, avec le recul. Après avoir rencontré mon ex, j'ai commencé à m'investir à fond pour la fondation et je n'ai plus touché un crayon.

 

-C'est dommage... Qu'est-ce tu dessinais exactement ?

 

-Un peu de tout. Je m'entraînais souvent avec des natures mortes et des portraits, à partir de photos.

 

-Et maintenant, tu n'aimerais pas t'y remettre ?

 

-Si, mais je n'ai pas l'impression d'avoir le temps... Enfin, ceci dit, je sais que si je m'y obligeais, je le trouverais. Je ne dois pas en avoir encore assez envie...

 

Ils conversèrent longuement, de tout, de rien, de leur projet naissant. Quand Pierre se coucha ce soir-là, il respirait dans une bulle de bonheur.

 

 

 

Chapitre V

 

Dimanche 12 août 1990

 

 

 

Hans, accoudé au balcon, fumait une cigarette. L'appartement que le jeune homme occupait avec Jocelyne, sa femme, plus âgée que lui de cinq ans, qu'il avait rencontrée une dizaine d'années plus tôt lors d'une soirée dansante en discothèque, et leur fils Julien, n'était pas bien spacieux, mais au moins, comme il se situait au dernier étage, il offrait une vue imprenable sur les toits de Paris. La ville était baignée de cette lumière jaune-orangé des fins de journées ensoleillées, cette teinte profonde, chargée, annonciatrice de la nuit, qui succédait tranquillement à l'ambiance claire et vive du jour. Ce spectacle stimulait l'imagination, donnait des envies d'envolées, de liberté.

 

Au début, Jocelyne n'avait pas considéré d'un très bon œil le projet de son mari d'intégrer de nouveau un groupe de musique ; il travaillait déjà dur à la pizzeria et n'avait pas besoin d'une contrainte supplémentaire, disait-elle. Elle avait cédé quand il avait évoqué le complément financier que Carole leur avait promis. Non pas que la famille ait été à proprement parler dans le besoin ; Julien ne manquait de rien, ils pouvaient même s'offrir un voyage par an, mais le budget devait être soigneusement calculé et chaque petit coup de pouce représentait une heureuse bouffée d'air. Hans, qui s'était bien rendu compte qu'il avait délaissé sa pratique de la batterie depuis la naissance de leur fils, avait repris la musique avec beaucoup de plaisir, et cette dynamique positive retentissait sur l'ensemble de la vie de famille ; depuis deux mois, il avait constaté moins de lassitude de sa part, donc moins de disputes et une ambiance plus saine dont tout le monde profitait. Il n'avait pas vraiment le temps de se perfectionner entre les répétitions, mais comme il ne composait pas, il se contentait de se caler sur les arrangements des autres et cela semblait fonctionner.

 

Quelques jours auparavant, les cinq musiciens s'étaient retrouvés pour boire un verre. Au milieu des discussions passionnées au sujet de tel ou tel groupe qu'untel admirait ou des blagues grivoises, Pierre leur avait lu quelques extrait d'un livre que Carole lui avait offert, apparemment écrit par le fondateur du mouvement qu'ils étaient supposés promouvoir ; au final, ce n'était rien d'autre que de l'antispécisme intégriste, appliqué même aux végétaux, et totalement impossible à appliquer. S'investir – partiellement malgré lui – pour cette nouvelle cause lui donnait quelque peu l'impression de trahir ses idéaux communistes, mais de toutes façons, son activité au sein du parti devenait de plus en plus épisodique. Il sourit en pensant au militantisme convaincu dont il avait fait preuve par le passé, un engagement que ses parents, qui avaient fui l'Allemagne de l'Est, ne lui avaient jamais pardonné, et qui lui avait valu de se retrouver en rupture totale avec eux – il avait bien essayé de renouer à la naissance de Julien avec l'espoir de leur présenter leur petit-fils, mais la fracture semblait trop profonde. Certaines blessures étaient visiblement trop ancrées pour être surmontées.

 

Même s'il refusait de l'accepter vraiment, il se sentait au fond en pleine crise identitaire. Il y a encore peu, sa fascination pour le marxisme-léninisme était quasi-religieuse, il portait toujours une image de Staline dans son portefeuille ; au fil des années, la défense de l'idéologie communiste était devenue sa raison d'être au monde, la cause à laquelle il adhérait corps et âme et pour laquelle il s'était senti capable de sacrifier sa vie. Au final, seule une certaine mauvaise foi l'avait jusqu'ici empêché d'admettre qu'elle ne valait pas mieux que les autres quand on essayait d'en concrétiser les conséquences. Depuis quelques années, en URSS, avec l'assouplissement du régime consécutif aux mesures de restructuration qu'essayait tant bien que mal d'appliquer Gorbatchev, les langues commençaient à se délier, et il apparaissait de plus en plus clairement que Staline n'avait pas valu mieux qu'Hitler... Hans aurait-il été si convaincu du bien-fondé de la politique communiste s'il avait justement grandi en URSS, cet empire qu'il avait idéalisé comme un eldorado ? Bien sûr, on pouvait toujours prétendre que les dictateurs qui se réclamaient de Karl Marx en dévoyaient l'enseignement, c'était même la pensée dominante au sein du parti communiste français, mais une petite voix intérieur soufflait à Hans que, passé un certain degré d'application, la dérive totalitaire devenait inévitable. On gagnait beaucoup en maturité à devenir père.

 

L'ouverture récente du mur de Berlin illustrait malheureusement la vétusté de l'édifice soviétique, qui, bien qu'imposant, semblait fissuré de toutes part et peut-être prêt à s'écrouler. Récemment, un de ses amis lui avait prêté un recueil d'essais publié en 1970 par un certain Andreï Amalrik, un écrivain russe dont il n'avait jamais entendu parler avant, qui prévoyait la fin de l'URSS dans un contexte dramatiquement proches des circonstances actuelles : incapacité à se réformer et difficultés de plus en plus croissante à maintenir la tête hors de l'eau dans la course à l'armement avec l'Ouest capitaliste.

 

Alors, communisme ou écologie ? Le problèmes avec l'humanité, songeait Hans, c'est que les hommes reproduisent systématiquement les erreurs de leurs pères, comme un leitmotiv tragique. On croit avoir enfin découvert la solution parfaite, celle qui réglera tous les problèmes, et elle s'avère en réalité pire que les précédentes... Les élites politiques élues démocratiquement se souciaient-elles davantage du bien-être de leurs concitoyens que les monarques du passé ? Les républiques modernes n'avaient-elle par porté l'horreur à un niveau encore jamais atteint ? En un siècle, il y avait eu le totalitarisme nazi, communiste, potentiellement écologique, quel allait être le prochain ? Finalement, n'importe quel courant de pensée, qu'il soit philosophique, scientifique ou religieux, aussi édifiant soit-il, si on le poussait dans ses retranchements en occultant le bon sens, pouvait servir de base à la pire des dictatures...

 

Et s'il se contentait de rendre heureux sa femme et son fils ? Et de jouer un peu de musique, ça ne coûtait rien.

 

-Hans, Julien t'attend pour son histoire !

 

Le jeune homme écrasa son mégot contre la barrière en fonte, referma la fenêtre et rejoignit Jocelyne, qui lui tendit le petit garçon aux lèvres encore barbouillées de compote. Elle avait l'air fatiguée, avec ses cheveux blonds en bataille, et les ridules aux coins de ses yeux devenaient de plus en plus apparentes. Mais elle restait belle pour Hans, elle avait su garder une silhouette fine malgré l'accouchement, impression renforcée par les talons hauts qu'elle portait souvent.

 

Plus tôt dans l'après-midi, exceptionnellement, il avait négocié avec elle la possibilité de se rendre au local pendant la sieste de leur fils ; Carole, en effet, avait prévu pour la répétition du lendemain qu'un ingénieur du son vienne les assister afin de leur permettre de réaliser une démo avec leurs trois premiers titres. La semaine passée, le groupe avait préparé la session en s'enregistrant une première fois de manière très artisanale, à l'aide d'un micro connecté à un magnétophone, pour pouvoir s'écouter et commenter mutuellement leur travail ; le résultat était de très mauvaise qualité, mais avait suffi à Hans pour entendre qu'il n'était pas toujours en rythme... Comme les prises de batteries devaient être les premières, il avait préféré se rassurer en s'entraînant.

 

 

 

Chapitre VI

 

 

 

Samedi 16 février 1991

 

 

 

Eric et Jean-Philippe riaient grassement à cause d'une blague salace du chanteur. Pierre, pour sa part, avait déjà bondi hors de sa voiture, garée sur le trottoir en diagonale, et ouvrait le coffre pour attraper la grande valise rigide contenant son synthétiseur. Il ne conduisait presque jamais ; dans Paris, à cause des embouteillages, se déplacer en automobile relevait d'un véritable calvaire, mais pour transporter les instruments il n'avait pas le choix.

 

Carole leur avait organisé une petite tournée de trois représentations étalées sur une quinzaine de jours ; les deux premières dans des cafés, et la dernière, plus prestigieuse, se déroulait à La Boule Noire, le mythique bar à concerts jouxtant l'une des salles les plus en vogue de la ville, La Cigale. La Fondation pour la Nature Souveraine séduisait visiblement de généreux donateurs, pour se permettre de louer un tel lieu... Pierre, en tous cas, trépignait d'impatience depuis qu'il avait appris que Mother Earth allait s'y produire, il n'avait pas eu cette chance avec Dust of Lost Ages. Enfin, ils y étaient.

 

Ils retrouvèrent Hans et Pascal qui, ayant déchargé, montaient déjà la batterie. La partie la plus pénible des journées musique : transporter et installer le matériel, se retrouver en sueur et assoiffé... Le groupe qui assurait leur première partie, un trio rock local déniché par Carole grâce à ses contacts, était présent également et attendait son tour de balances en fumant ; la vingtaine, blousons en cuir et piercings aux oreilles, ils essayaient visiblement de se donner un genre de mauvais garçons, mais leurs jeans trop bien repassés et leur air propret leur faisaient perdre toute crédibilité. Ils se saluèrent d'un geste de la main amical. Derrière la console de mixage, une femme et deux hommes installaient une table à tréteaux. Pierre ne les connaissait pas, mais il les avait déjà remarqués lors des deux précédentes soirées, à s'affairer à droite ou à gauche. Peut-être des bénévoles.

 

Pierre laissa son regard errer sur les personnages peints sur les murs, la frise rouge qui en recouvrait le tiers inférieur, le parquet impeccablement lustré dans lequel se reflétaient les lampadaires, et bien sûr, l'estrade, au fond en entrant, surmontée par des spots lumineux fixés à des rails métalliques réticulés ; combien de fois était-il venu ici, en spectateur ? Un frisson lui parcourut l'échine. Il était du bon côté. Il reprenait la scène, pour de bon, et ça lui avait manqué !

 

Il installa tranquillement son matériel, indifférent à l'agitation autour de lui ; support, clavier, pédalier qu'il utilisait pour basculer d'un son à l'autre, pédale de sustain permettant d'imiter au plus près le son d'un piano acoustique. Comme il chantait quelques chœurs, un technicien plaça un micro devant lui et l'invita à en régler l'inclinaison. Les premiers accords de guitare s'élevèrent dans la pièce, Jean-Philippe crâna en improvisant un solo. Pascal, impassible, accordait sa basse. Pierre éprouva une vague de contentement. Les balances furent rapides ; le groupe maîtrisait ses morceaux sur le bout des doigts et ça se sentait. L'ingénieur du son invita chaque musicien à vérifier le retour qui lui était attribué. Le trio prit ensuite leur place. D'après les extraits que Pierre entendit, c'était mielleux, sans intérêt, et l'approximation du jeu, en comparaison du professionnalisme de Mother Earth, jurait. Pierre garda ces réflexions pour lui ; ça ne servait à rien d'être méchant, d'autant que Pascal, Eric et Jean-Philippe s'en donnaient déjà à cœur joie sur les critiques.

 

Il restait encore quelques heures avant le début des festivités. Ils trompèrent le temps en allant boire un verre dans un bar environnant. Jocelyne et Véronique les rejoignirent, ainsi que Claudine, la nouvelle petite amie d'Eric, une jeunette aux faux airs de Jodie Foster, en plus vulgaire. L'ambiance était détendue et agréable. Ils sortirent ensuite acheter un sandwich, aux frais de l'association, qu'ils avalèrent à la va-vite en retournant vers la salle. Pierre constata qu'il y avait du monde, peut-être plus que ce qu'il aurait cru. Le brouhaha rendait difficile toute conversation. De grandes affiches représentant le même arbre que sur la couverture du livre de Li Xiu étaient placardées à plusieurs endroit, accompagnées d'un texte de propagande. Il aperçut soudain Carole, soigneusement maquillée, en robe courte vert sombre et talons aiguilles, et une décharge presque douloureuse se répandit dans son ventre... Avec son abondante chevelure rousse, elle ne passait pas inaperçue. Ils s'approchèrent pour la saluer ; elle vaquait à droite et à gauche, souriait à tout le monde, allait et venait derrière le stand de la FNS pour accueillir des gens ou manipuler divers documents. Dès qu'elle se penchait vers l'avant, l'échancrure de son vêtement révélait délicieusement le sillon de sa luxuriante poitrine, qui tremblotait avec onctuosité au rythme de ses mouvements. Elle portait un grain de beauté sur le sein gauche.

 

Pierre la trouva très belle, et incroyablement désirable.

 

L'entretien fut bref, elle avait beaucoup de travail, leur souhaitait un bon concert. Pierre surprit Pascal en train de plonger ostensiblement son regard dans le décolleté de la jeune femme et en fut intérieurement courroucé ; il ne cherchait plus à se voiler la face, il était réellement tombé amoureux d'elle, et depuis quelques semaines déjà, les remarques chargées de lubricité de ses amis musiciens à son sujet l'irritaient et le mettaient mal à l'aise.

 

Il s'obligea à détourner les yeux pour les suivre dans les loges ; depuis le temps qu'il rêvait de remonter sur une vraie scène, il n'allait pas se gâcher un si bon moment. Le trio rock s'apprêtait à commencer ; leur fébrilité était palpable, ils n'avaient visiblement pas l'habitude de se produire dans un lieu d'une telle envergure. Pierre songea avec nostalgie à ses premiers concerts sérieux ; d'abord quelques dates avec son groupe à chanteuse, puis la consécration, l'envolée de Dust. La première fois qu'il avait posé le pied sur une estrade digne de ce nom, il avait expérimenté cette heureuse sensation d'accomplissement, de concrétisation d'un rêve, qui ponctue parfois la vie et qu'on éprouve qu'en de rares instants. Depuis, il avait pris l'habitude de garder sur lui un petit carnet dans lequel il décrivait en quelques lignes, à chaud, ses meilleurs moments de musique, pour en gardée une trace plus intériorisée que de simples photographies. Cette soirée à La Boule Noire pourrait potentiellement venir compléter ce palmarès.

 

Pascal, penché sur sa basse, révisait ses plans. Il semblait un peu plus stressé que les autres. Eric s'échauffait avec des vocalises. Hans, fidèle à lui-même, fumait silencieusement à la fenêtre. Leur première partie venait de lancer son premier morceau qui parvenait à leurs oreilles avec un son étouffé. Eux avaient le temps, car avant qu'ils puissent enfin jouer, un membre de la FNS avait prévu un discours – il fallait bien que l'association, qui finançait la soirée, y trouve aussi son compte.

 

Quand enfin on vint les prévenir que leur tour arrivait, Pierre était avachi sur les toilettes.

 

Le concert fut un triomphe. La salle était comble, les premiers rangs déchaînés. Pierre, à cause de la complexité de nombre de ses mélodies, devait souvent rester concentré, au détriment du jeu de scène, mais Eric savait s'y prendre pour haranguer les foules. Ils transpiraient, sous le feu des projecteurs. Quand le regard de Pierre se posait sur la belle Carole, son cœur se serrait. L'heure que durait leur set passa à la vitesse de l'éclair, et les cinq musiciens se retrouvèrent à remballer leurs instruments en commentant leur prestation, imperfections, montées d'adrénaline, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Enthousiastes, ils s'offrirent une bière au bar de la salle. Pierre se sentait bien. Plusieurs personnes passèrent les féliciter, dont une Carole satisfaite, qui s'attarda davantage auprès de lui pour le complimenter ; il se surprit à lui proposer un dernier verre à son domicile après qu'elle ait disserté sur la manière dont les membres de Mother Earth honorait les espoirs qu'elle avait placé en eux. Elle accepta avec joie. Ils décidèrent au dernier moment qu'ils iraient finalement chez elle, car elle habitait plus près, et que comme elle était venue en métro, ce serait plus simple pour Pierre de partir ensuite avec son véhicule. Ils prirent congé de leurs amis et marchèrent vers la voiture du claviériste en papotant.

 

Une petite heure plus tard, vers deux heure du matin environ, ils étaient assis sur le canapé de la jeune femme, l'un à côté de l'autre, un martini à la main. Carole essayait de se remémorer la quantité d'exemplaires de la maquettes qu'elle avait vendus depuis le pressage du CD, cinquante francs pièce, et calculait un ordre d'idées des bénéfices engrangés par la FNS grâce au groupe. Pierre ne l'écoutait que d'une oreille, envoûté par ses lèvres rouges vif, ses grands yeux clairs, le galbe immaculé de sa poitrine, ses jambes effilées, croisées, son pied droit dénudé, l'escarpin ayant doucement glissé au sol... Le désir l'avait envahi crescendo pendant le trajet en voiture, alors qu'il l'observait à la dérobée ; à présent, son être entier en vibrait et il ne pouvait penser à rien d'autre. C'était ce soir où jamais, sinon il allait le regretter pendant des jours. Il compta intérieurement jusqu'à trois ; tremblant, sans cesser de la dévisager, sans même vraiment réaliser la portée de ses gestes, il lui caressa doucement la pointe des cheveux. Elle se laissait faire, le timbre de sa voix avait changé, très légèrement, elle semblait plus intimidée, souriait sans cesse. Elle bredouilla quelques mots, puis se tut. Enhardi, Pierre approcha son visage. Leurs langues entrèrent en contact et Carole l'enlaça. Dans le pantalon de Pierre, sa verge en érection lui faisait mal. Il caressa les longs cheveux de la jeune femme, son dos, elle respirait de plus en plus fort, lui aussi sûrement. Au bout d'un temps indéterminé, il laissa sa main glisser avec hésitation le long des courbes du corps de son amie, ses hanches, ses cuisses chaudes, palpitantes. Il saisit la petite fermeture éclair de sa robe et tira dessus pour la déshabiller, elle accompagna son geste. L'ivresse le gagnait, il découvrit sa nudité aux formes généreuses et mouvantes, ses seins épanouis à l'aréole nettement marquée, chargés d'une incroyable sensualité, qu'il embrassa à pleine bouche, laissant ses mains courir sur ses hanches, ses fesses. Après quelques instant, elle l'allongea sur le dos et ils s'offrirent l'un à l'autre, elle se dressait de toute sa hauteur comme une déesse, ses épaules, son cou, ses yeux fermés, son mouvement de bassin de plus en plus rapide et intense, le plaisir qui assaillait l'être entier, le tressautement délicieux de ses seins, ses merveilleux seins sur lesquels il fantasmait depuis des mois offerts pour lui et lui seul, ils éveillaient un désir presque animal, il les empoigna avec délice à la montée de la jouissance, sa partenaire cria sous l'emprise de l'orgasme, peut-être un peu la douleur aussi, ils ralentirent le rythme et s'embrassèrent longuement, haletants.

 

Ils s'assoupirent tranquillement ici, sur le canapé, au creux de la nuit. Alors qu'elle était presque entièrement vaincue par le sommeil, Carole articula quelques mots :

 

-Promets-moi que je n'étais pas qu'un coup d'un soir...

 

Pierre afficha un large sourire de contentement, dans le noir.

 

-C'est promis.

 

Pierre, avant de s'abandonner à l'endormissement, savoura les dernières minutes de cette fabuleuse journée, définitivement digne d'être relatée au stylo rouge dans son carnet ; il avait sublimé sa passion pour la musique grâce à ce concert inoubliable dans une salle légendaire, et renoué avec l'Amour.

 

 

 

Épilogue

 

 

 

Mother Earth joua pendant un peu moins de quatre ans. Le groupe n'obtint pas tout à fait la renommée que Pierre aurait espéré ; il était trop affilié à la Fondation pour la Nature Souveraine pour pouvoir vraiment percer de manière indépendante. L'association, salie par des procès successifs pour cause de fraude fiscale, fut dissoute en 1994, en même temps que la formation musicale. On n'entendit plus jamais parler de Li Xiu, mais sa doctrine subsista en se dissolvant dans celle d'autres penseurs écologistes et antispécistes.

 

La relation entre Pierre et Carole survécut à cet échec, ils se marièrent en 1996 et fondèrent une famille. Carole intégra le comité de lecture d'une maison d'édition, elle y travaille encore aujourd'hui. Pierre, pour sa part, se lança dans d'autres projets musicaux, mais aucun ne réussit à atteindre l'envergure de ses groupes passés. Il s'y résigna et contribua au budget du couple en donnant des cours de piano, tout en continuant de composer et jouer pour lui-même ou dans des groupes locaux, parfois avec des accès de nostalgie. Il assista, comme ses contemporains, à la crise du secteur du disque, conséquence implacable de l'arrivée d'internet et du piratage, et réalisa qu'il avait plutôt bien tiré son épingle du jeu en terme de qualité de vie, en comparaison d'autres de ses amis musiciens.

 

Régulièrement, Stéphane et lui se retrouvaient pour boire un verre, comme au bon vieux temps.

 

 

 

FIN – 22/05/2016

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Franck (vendredi, 17 juin 2016 15:29)

    Étant moi-même compositeur et musicien (hou, tout de suite les grands mots !) j'ai adoré cette lecture. Beaucoup de choses entremêlées dans un texte d'une belle fluidité et facile à lire. Je me suis beaucoup retrouvé dedans et les sujets sont très astucieusement abordés. Je m'arrêterais ici pour la dissection, n'ayant pas la prose facile pour exprimer correctement mes ressentis.
    Merci pour ce beau partage. J'espère pouvoir en lire encore d'autres !
    Franck.