Femme (trop) Fatale

Femme (trop) fatale fait partie des 50 meilleures nouvelles sélectionnées (sur 233 reçues) par MBS pour constituer le recueil 'Mon double a pris ma place", à découvrir en entier ici.


 

Auteur : Aymeric LMG

 

Titre de la nouvelle : Femme (trop) fatale

 

 

 

Et puis, il y a eu ce jour où mon double m'a remplacée dans ma tête. Elle est venue comme ça, un matin, elle était là. Au début, je dois avouer que j'ai été un peu surprise, mais je me suis vite habituée à sa présence. J'en étais même satisfaite ; c'est plus facile de se laisser porter par une autre, surtout quand elle est plus assurée, plus dynamique, alors je me suis installée bien confortablement en retrait dans mon esprit et je l'ai laissée me guider. Nous guider, en fait. Au travail, ça m'a rendu service, moi qui étais du genre réservée, voire franchement timide, j'ai commencé sous son influence à me rapprocher de mes collègues. Maintenant, je tutoie mon patron, vous imaginez ! L'idée m'aurait paru complètement déplacée quelques semaines plus tôt, et là, nous discutons avec une telle spontanéité que je le considérerais presque comme un ami. C'est juste incroyable.

 

Je crois qu'avec elle, j'ai découvert le bonheur. Ce bonheur simple, voyez-vous, qu'on éprouve quand on réalise que la seule vraie joie en ce monde, c'est de goûter chaque seconde de notre existence, de toutes nos papilles. Il n'y a pas besoin d'être riche ou célèbre, il suffit d'être. On se fixe habituellement tout un tas de limites, de contraintes, qui ne reposent sur rien d'autre que notre peur de l'inconnu et le poids des conventions. Grâce à elle, j'ai pu m'affranchir de ces entraves. Si vous imaginiez avec quel plaisir je croque le quotidien ! Ce n'est pas facile à décrire, mais je me sens désormais en harmonie complète avec chaque ambiance. Tenez, par exemple, quand je marche en ville, je sens mon cœur battre au rythme de celui de tous les passants que je croise, les automobilistes, un bruit, une odeur, je m'en imprègne jusqu'à ce qu'ils deviennent partie intégrante de moi. La complétude. Je suis la complétude.

 

Elle m'a aussi botté les fesses pour que j'aille enfin trouver Julien, un voisin pour qui j'en pinçais depuis des mois. J'ai enfilé ma plus jolie robe, une paire d'escarpins à talons aiguilles assortie, je me suis maquillée, pomponnée, puis je suis partie sonner chez lui. Sa femme m'a ouvert, mais bien évidemment, avec l'autre moi comme alliée fidèle, je ne me suis pas dégonflée. J'ai bien vu qu'Anne...

 

C'est le nom de sa femme, essayez de suivre !

 

J'expliquais donc qu'Anne m'a dévisagée avec un mélange d'appréhension et de perplexité. Eh oui, blondasse, moi aussi je sais être belle !

 

Je ne l'ai pas dit tout haut, bien sûr.

 

J'ai demandé à voir Julien. Elle s'est retournée et l'a appelé sans conviction, « c'est pour toi ! », il s'est approché et là, tenez-vous bien, je l'ai regardé droit dans les yeux, en mode femme fatale, je lui ai susurré : « je t'aime », et l'ai embrassé avec fougue. Qu'est-ce qu'elle a pu hurler, l'autre gourdasse, en me coursant dans le jardin pour essayer de me gifler ! Je l'ai gratifiée d'un coup de talon dans le tibia et je suis partie la tête haute, certaine que Julien n'oublierait jamais ce merveilleux instant.

 

Après ça, j'ai eu envie de voyager. Le sud, la mer, l'air stimulant des vacances... Je suis montée dans ma voiture, j'ai appelé mon patron, je lui ai balancé « Laurent, je ne viendrai pas aujourd'hui, à plus ! » et j'ai jeté mon téléphone par la fenêtre avant de démarrer. Tout comme ça. C'était si facile ! Vous m'auriez vue, à cent quatre-vingt sur l'autoroute, heureuse et fière ! Je suis arrivée à la plage dans la soirée, peu avant l'ouverture de la discothèque. J'ai dansé toute la nuit. Grâce à elle, c'est comme si je ne ressentais plus la fatigue. Je vais vous faire un aveu ; ce n'est pas une soirée, que j'ai passé là-bas, mais trois d'affilée. Chacune avec un partenaire différent. J'ai redécouvert l'étourdissement des sens, mais vraiment, si vous saviez comme j'ai baisé ! Et joui ! J'en frémis encore rien que d'y penser...

 

En voulant regagner ma voiture, je me suis rendu compte qu'elle avait disparu. Il faut admettre que je l'avais garée un peu n'importe où... J'ai cherché, sans succès. Comment croyez-vous que j'ai réagi ? En me lamentant ? Certainement pas avec elle aux commandes de ma volonté... J'ai emprunté le premier téléphone venu pour contacter mon banquier dare-dare – lui aussi je le tutoie à présent, d'ailleurs – et lui ai ordonné de verser l'intégralité de mon épargne sur mon compte courant. Et je m'en suis offerte une nouvelle. De voiture. La plus chère disponible chez le concessionnaire, une décapotable dans laquelle j'avais une classe folle. J'ai dû ouvrir un petit crédit, rien d'alarmant. J'ai roulé des heures, lunettes de soleil, musique à fond, en me laissant simplement guider par son instinct. Mon bien-être était devenu vertigineux.

 

Si le paradis existe, alors il doit ressembler à l'hôtel dans lequel je me suis arrêtée ce soir-là. Jardin impeccablement entretenu, piscine, je vous laisse rêver. J'ai commandé une bouteille de champagne que j'ai dégustée sur un transat et invité un bel inconnu à trinquer avec moi. Cette nuit aurait pu être aussi fabuleuse que les précédentes... Si la police n'avait débarqué sans prévenir.

 

Cinq hommes en uniforme autour de moi, la scène improbable ! Mon patron s'était inquiété, soi-disant. Ils avaient eu beaucoup du mal à me retrouver. Il fallait que je les accompagne. J'ai obtempéré, je suis une pacifiste, moi. Un peu déçue tout de même, pour l'inconnu.

 

Aussi étrange que cela puisse paraître, ils m'ont conduite à l'hôpital. Aux urgences. Un type m'a examinée, je crois que c'était un médecin. Mes deux seins. Mon discours manquait de cohérence, qu'il disait. Et je parlais trop vite. La blague ! C'est lui, avec sa mine tristounette, qui aurait plutôt eu besoin d'une bonne cure, moi, je n'ai jamais autant pété la forme !

 

La suite est plus floue. Peut-être le médicament qu'ils m'ont injecté quand j'ai essayé de m'enfuir.

 

 

 

Ah oui, et j'ai oublié de vous raconter un truc. Mon psychiatre m'a diagnostiqué un trouble bipolaire de l'humeur, qui s'est révélé par ce qu'il appelle un état maniaque. Attention, pas maniaque comme vous l'entendez, pour les psys ça a une signification bien précise.

 

Il m'a conseillé de vous en informer.

 

Mais sinon, c'est gentil d'être venus me rendre visite. Ça me touche. Merci, du fond du cœur.

 

FIN. Tous droits réservés.

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0